« Nous sommes tous des Juifs allemands » : Françoise Blum et Guillaume Tronchet soulignent qu’un des plus célèbres slogans de Mai 68 était directement lié à l’expulsion d’un étudiant étranger impliqué dans le mouvement social. Si le « Mai français » présente la particularité, par rapport à des mouvements semblables dans le monde entier, d’avoir combiné mouvement étudiant et mobilisations ouvrières, sa figure la plus connue a sans doute été cet étudiant allemand, Daniel Cohn-Bendit. Pourtant, cette place des étudiant-e-s étranger-e-s dans Mai 68 a été peu étudiée, un manque que ce livre entend combler. Il le fait en donnant une définition large de l’étudiant étranger, ce qui n’est pas le moindre attrait de l’ouvrage. En effet, celui-ci associe, dès le titre, les étrangers et les postcoloniaux, un ensemble qui comprend des personnes issues de territoires encore récemment colonisés mais aussi les ressortissants des DOM et les Polynésiens, « dans la mesure où la mémoire du passé colonial, le sentiment d’être encore colonisés sont toujours vifs et conditionnent affects et actions » (p. 14). Ce parti pris, très intéressant, est toutefois tempéré par un autre, celui d’accorder une place limitée aux étudiants originaires d’Afrique subsaharienne, au vu des nombreuses études qui leur ont déjà été consacrées, notamment par Françoise Blum. Il est dommage que l’état actuel des recherches sur leur situation n’ait pas été davantage mis en perspective en introduction ou en conclusion de l’ouvrage, malgré l’exemple d’Omar Blondin Diop, évoqué par Michelle Zancarini-Fournel dans la postface.

Malgré ce léger bémol, l’idée de s’intéresser aux étudiants étrangers et post-coloniaux se révèle très stimulante. Françoise Blum et Guillaume Tronchet notent que l’explosion des effectifs étudiants, souvent mise en avant parmi les facteurs de Mai 68, a également touché les étudiants en mobilité internationale, passés dans le monde de 240 000 en 1960 à 440 000 en 1968. La France est le deuxième pays, après les États-Unis, à recevoir des étudiants étrangers. Les jeunesses des nombreux pays nouvellement indépendants disposent rarement des infrastructures universitaires nécessaires à leur formation dans leur patrie et trouvent ailleurs les systèmes d’enseignement supérieur dont elles ont besoin. Dans les alentours de 1968, entre 35 et 40 % des étudiants étrangers en France viennent de pays liés à l’histoire coloniale française.
Outre ce premier intérêt du livre, la question des étrangers a suscité, à propos de Mai 68, de nombreux fantasmes. Les attaques contre Daniel Cohn-Bendit permettent d’agiter la crainte d’une manipulation de l’étranger, avec une dimension antisémite, et de tenter de discréditer le mouvement. Cette figure de l’étranger s’observe dans toutes sortes de représentations caricaturales de Mai 68, aussi bien celles présentant le mouvement comme une « fête » petite-bourgeoise, à laquelle se serait joints des « touristes » étrangers, que dans celles qui y voient une déstabilisation dévastatrice de l’ordre et de l’autorité, qui aurait été propagée dans le monde entier par les mêmes étrangers. L’« import-export de la révolte » (p. 18) mentionné dans l’introduction prend ainsi plusieurs sens. La menace de l’expulsion, présente dans plusieurs contributions, pèse très fortement sur les étudiants étrangers, ce qui rappelle les coûts et les risques inégaux de l’engagement selon les groupes sociaux. À rebours de ces considérations manichéennes, le livre s’attache de façon plus pragmatique à retracer des trajectoires, des expériences, à tenter d’aller au plus près, selon les origines et nationalités. Autre aspect éclairant du livre, plusieurs contributions s’attèlent à étudier la manière dont les étudiants étrangers ont pu constituer un lien avec les usines, notamment à travers les ouvriers immigrés originaires des mêmes pays.
Enfin, dernier élément de perspective, l’ouvrage prend le parti de ne pas traiter seulement l’événement Mai 68 mais les années 68, pour reprendre le terme de Michelle Zancarini-Fournel et Philippe Artières dans leur livre 68, une histoire collective (La Découverte, 2018). Ce terme permet de placer l’événement dans une séquence historique d’une vingtaine d’années, entre 1962 et 1981, particulièrement propices aux mouvements sociaux, et notamment les années 1970. Si les premières contributions du livre sont surtout centrées sur les événements de 68, les contributeurs-trices n’hésitent pas ensuite à aller voir ce qui s’est passé quelques années avant ou les conséquences dans les années 1970 et au-delà.
La première partie de l’ouvrage, « Tribunes », qui s’attache à des groupes étudiants particuliers, est sans doute la plus intéressante. L’occupation de la Maison des étudiants portugais dans la Cité universitaire de Paris, étudiée par Victor Pereira, plonge au sein d’un bâtiment étroitement contrôlé et surveillé par le gouvernement portugais, et qui échappe subitement à son emprise. Les places y sont souvent attribuées à des étudiants réputés fidèles au régime de Salazar et les mouchards de la police politique y pullulent. Moins spectaculaire, la présence dans les usines d’étudiants portugais, contraints de travailler pour financer leurs études, est un exemple passionnant de contacts avec des ouvriers portugais parfois méfiants vis-à-vis de la politique, soucieux avant tout d’envoyer de l’argent à leur famille. Il permet un intéressant parallèle avec la volonté d’établissement en usine d’une partie de l’extrême-gauche française. La situation de ces étudiants est aussi intéressante en ce qu’elle expose les réticences du Parti communiste portugais à investir le mouvement. Si l’occupation de la Maison des étudiants portugais fournit l’occasion de la proclamer premier territoire libre du Portugal, le parti est très réticent à s’investir parce qu’il s’agit d’un pays étranger et parce que les militants, en s’exposant, se mettent en danger.
L’analyse, par Edenz Maurice, de la révolte étudiante de Mai 68 envisagée par rapport aux départements d’outre-mer est aussi particulièrement éclairante. En effet, le « Mé 67 » guadeloupéen a précédé le Mai 68 français, et les autorités françaises sont particulièrement attachées au maintien de l’ordre dans les DOM, ayant même créé certaines institutions, comme le Bureau pour le développement des migrations intéressant les départements d’outre-mer (BUMIDOM), avec cette préoccupation. Une partie des étudiants des DOM sont déjà très politisés quand éclate le mouvement et ils ciblent tout particulièrement des institutions liées à l’État et à sa gestion des DOM. Mais une association comme l’AMITAG (Amicale des travailleurs antillo-guyanais), liée aux gaullistes et au BUMIDOM, voit également ses locaux envahis. Le 7 juin, 2000 Antillais, Guyanais et Réunionnais défilent de Place de Clichy à Barbès en énonçant leurs propres mots d’ordre liées aux inégalités entre DOM et France hexagonale, à la mémoire de l’esclavage et à la contestation du BUMIDOM. Une fois le mouvement passé, ceux qui reviennent dans les DOM y prolongent un engagement qui se veut anti-impérialiste et anti-colonialiste. On retrouve cette exportation de savoir-faire et de savoirs théoriques militants pour les étudiants polynésiens, ici étudiés par Clémence Maillochon. Une partie d’entre eux découvre, en se rendant sur les bancs des universités hexagonales, un sentiment de solidarité inter-polynésienne. Dans les années 1970 marquées par l’effervescence post-68, l’université devient un premier lieu de constitution de réseaux pour les futurs militants du Réveil Kanak ou de Ia Mana te Nuna’a. En revanche, les Cambodgiens de France, décrits par Marie Aberdam, se sont peu investis dans le mouvement, en partie accaparés par les importants troubles politiques qui touchaient dans le même temps leur pays, d’autant que les rares étudiants cambodgiens appartenaient aux élites sociales de leur pays.
La deuxième partie de l’ouvrage, « Rencontres », s’appuie sur l’analyse de groupes également assez réduits : les étudiants anglais (Daniel A. Gordon), les GI déserteurs du Vietnam (Arthur Roth) et les femmes latino-américaines (Maira Abreu). La situation des premiers est très diverse, entre ceux, parfois issus de familles modestes, qui ont été confrontés au mouvement, avec circonspection ou enthousiasme, et les fameux « touristes militants », militants trotskistes futures figures tutélaires du Socialist Workers Party (SWP) qui ont vu dans la France de 68 un lieu d’espoir, par contraste avec le conservatisme politique de la Grande-Bretagne de la même époque. Chris Harman, Tony Cliff, Ian Birchall, Norah Carling ou Tariq Ali n’ont pas tous pu se rendre en France pour voir de leurs propres yeux les événements. Mais ils ont écrit et théorisé à partir de ce qui s’est passé en France et en ont nourri leur propre pensée politique et leurs pratiques. Les déserteurs américains, paradoxalement moins politisés pour la plupart, apparaissent, par contraste, perdus dans un pays dont ils ne parlent pas la langue et, dès lors, beaucoup moins impliqués. En revanche, les femmes latino-américaines jouent un rôle important dans la nouvelle vague de féminisme qui a suivi Mai 68. Si, à l’origine de leurs revendications, elles dénoncent le sort réservé aux femmes, et notamment aux militantes, dans les dictatures, elles participent aussi de la diversité d’un mouvement féministe des années 1970 moins homogène qu’on ne l’imagine habituellement. Elles portent notamment la nécessité de penser le féminisme à partir de leur réalité particulière, latino-américaine.
La troisième partie, « Trajectoires », justifie l’adjonction, dans le titre de l’ouvrage, du terme « intellectuels ». Elle est un peu moins stimulante car elle débouche souvent sur des biographies individuelles, bien que resituées dans leur milieu social et militant. Ainsi de celle de Conrad Detrez par Elie Teicher, de José Sergio Leite Lopes par Angelica Muller, de trois intellectuels révolutionnaires, du Franco-Chilien Armand Mattelart, de la Canadienne Anne Légaré et du Malien Hamidou Magassa. La focale portée, par Gabrielle Chomentowski et Léa Morin, sur les étudiants étrangers à l’IDHEC (Institut des hautes études cinématographiques, future Fémis), est néanmoins particulièrement riche d’enseignements quant aux parcours de ces jeunes cinéastes venus du Maroc, de Grèce, du Nigéria, d’Israël ou d’Inde, décidés à trouver de nouvelles formes pour un cinéma nouveau, avec souvent une dimension politique. Ils posent les questions des relations entre art et politique, et de la place de l’artiste dans les bouleversements sociaux.
La dernière partie, enfin, est constituée de documents commentés. Les deux premiers permettent le parallèle avec les étudiants portugais. Eugénia Palieraki et Nino Lima analysent ainsi les tracts d’étudiants qui occupent leur pavillon à la Cité universitaire internationale de Paris, Grecs pour la première, dont certains fondent par la suite le parti de gauche grec Syriza, Argentins pour le second. Burleigh Hendrickson travaille, lui, sur les tracts et pamphlets des étudiants tunisiens et Mario Grispini sur les étudiants et ouvriers italiens. Ces chapitres sont courts mais constituent des pistes pour un travail ultérieur et fournissent des données précieuses.
Dans sa préface, Ludivine Bantigny évoque un autre slogan de 68 : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ». A travers cette histoire des étudiants étrangers, peut-on dire que l’internationalisme porté par ce slogan a été mis en pratique durant Mai 68 ? Il est certain que les événements français ont pu apparaître comme un moment d’impulsion et ce livre démontre la riche implication des étudiants étrangers dans le mouvement. Elle prouve toutefois aussi que la manière d’envisager l’événement dépendait non seulement des questions de classe et de genre mais aussi du contexte national des étudiants, et des préoccupations dominantes qui en découlent. À leur manière, ils ont participé ainsi à la force et à la polysémie du Mai 68 français.
Pour citer cet article
Sylvain Pattieu, « Les passeurs de révolte. Étudiants et intellectuels étrangers et postcoloniaux dans les années 1968, un ouvrage sous la direction de Françoise Blum et Guillaume Tronchet », RevueAlarmer, mis en ligne le 5 juin 2025, https://revue.alarmer.org/les-passeurs-de-revolte-sous-la-direction-de-francoise-blum-et-guillaume-tronchet/