La publication de cette lettre intervient alors que la guerre est revenue en Europe. Pour soumettre l’Ukraine, le président Vladimir Poutine ajoute du malheur et des souffrances à l’histoire de ces « terres de sang », justement nommées par l’historien Timothy Snyder. Falsifiant la réalité et l’histoire, dans la plus pure tradition des dictateurs, Poutine inverse les positions de l’agresseur et de la victime. Au nom d’une prétendue « dénazification », il bombarde des populations qui n’aspirent qu’à la démocratie.
RevueAlarmer revient sur l’une des pages les plus noires de l’histoire de l’Ukraine et des Juifs d’Europe. Dans son film « Babi Yar. Contexte », le réalisateur Sergueï Loznitsa né en Biélorussie et ayant grandi à Kiev évoque la façon dont en 1941, en deux jours, 34000 juifs furent exterminés par la SS et la Wehrmacht. Comme le souligne Lisa Vapné, dans une analyse filmique et historique, « Babi Yar. Contexte » invite à réfléchir sur la difficile représentation d’un génocide à partir de l’image. Le film nous interpelle aussi sur l’effacement de la mémoire de ces événements et sur la construction par les Soviétiques en Ukraine (comme ailleurs) d’une mémoire officielle de la Seconde Guerre mondiale qui ne laisse pas de place aux victimes juives en tant que telles.
Génocides et hostilités identitaires s’enracinent dans des temporalités de longue durée. Plusieurs textes nous permettent d’en prendre la mesure.
Race et histoire dans les sociétés occidentales (XVe-XVIIIe siècles) coécrit par Jean-Frédéric Schaub (vice-président de l’association Alarmer) et Silvia Sebastiani, explore l’histoire, à l’époque moderne, de l’affirmation des catégories raciales dans le champ intellectuel et politique. Domitille de Gavriloff nous en propose une riche recension. Les auteurs montrent que si les catégories raciales constituent une ressource politique pour maintenir des barrières sociales étanches dès le XVe siècle en Europe et dans les colonies américaines, ce n’est qu’au XVIIIe siècle que l’usage du mot « race » se resserre définitivement en un sens anthropologique, celui du racisme contemporain. Les auteurs pointent le rôle décisif de la matrice religieuse dans les processus de racialisation
Le caractère matriciel de l’antisémitisme chrétien est aussi au cœur de l’analyse des vitraux de la cathédrale de Strasbourg proposée par Carole Wenner. À travers le topos du peuple déicide, l’art religieux médiéval contribue à la diffusion d’un « enseignement du mépris » et d’une accusation à fondement théologique qui ne sera définitivement abandonnée par l’Eglise qu’avec le concile de Vatican II.
C’est aussi à la tradition chrétienne, en l’occurrence le IVe Concile de Latran, que l’on doit l’obligation faite aux Juifs et aux Sarrasins de porter un signe distinctif à partir de 1215. Comme on le sait, les nazis imposèrent le port de l’étoile jaune en France, en zone occupée, à partir de juin 1942. Or, à la même époque, les Italiens n’avaient pas inscrit cette mesure à la longue liste des persécutions dont les Juifs d’Italie étaient victimes, notamment à la suite d’une discussion intervenue, à ce sujet, avec des représentants du Saint-Siège. Une exception inadmissible aux yeux des fascistes les plus radicaux comme le montre Corentin Santilli examinant dans La Nuova Italia, journal fasciste pour les Italiens de France, un article violemment antisémite, publié le 2 juin 1942.
Autant que la religion, la colonisation a joué un rôle décisif dans l’invention des préjugés raciaux. Sonia Taleb montre, à partir d’une lettre de septembre 1789, écrite par des membres du Club Massiac, l’usage de la catégorie raciale comme ressource politique par de puissants colons des Antilles. Défenseurs d’une économie sucrière prospère reposant entièrement sur l’esclavage, ils cherchent à étouffer dans l’œuf les aspirations émancipatrices que les idées révolutionnaires pourraient éveiller chez les esclaves noirs et les libres de couleur. Pourtant,
leur combat réactionnaire ne put empêcher la première abolition de l’esclavage, en 1794, laquelle ne signifia pourtant nullement l’extinction des préjugés de race.
Car les préjugés racistes, au cours du XIXe siècle, s’insinuaient dans tous les domaines de la vie de l’esprit. L’anthropologie physique s’imposa ainsi comme nouveau vecteur de légitimation. Dans un article passionnant, Bastien Craipain met en lumière une figure injustement oubliée du combat antiraciste : l’intellectuel haïtien Anténor Firmin (1850-1911). Son principal ouvrage, paru en 1885, De l’égalité des races humaines : anthropologie positive, répond, de fait, à l’ouvrage de Gobineau paru trois décennies plus tôt. L’auteur nous rapporte de quelle manière Firmin tente de livrer bataille au sein même de la Société d’anthropologie de Paris… devant une assemblée elle-même pétrie de sentiments racistes au point de discréditer Firmin lui-même, assigné à sa couleur de peau.