En ce vendredi après-midi de mai, la première galerie du 6e étage du Centre Pompidou bourdonne de monde et de vie. En cause : l’exposition événement Paris noir du Musée national d’art moderne. S’il a fallu cheminer au gré des travaux qui débutent à Beaubourg pour parvenir jusqu’à elle, la richesse qu’elle promet est au rendez-vous. Emporté dans une scénographie enroulée comme un escargot autour d’une œuvre représentant le concept de « Tout-Monde » d’Édouard Glissant, on se fraye un chemin parmi les classes d’adolescents pour découvrir comme eux, avec eux, la place de Paris dans les trajectoires créatives de 150 artistes noirs de la fin des années 1940 à la fin des années 1990. Encore largement ignorés du monde de l’art et a fortiori du grand public, ces œuvres et ces artistes sont pour la plupart exposés pour la première fois entre ces murs.

Paris, lieu d’expression pour les artistes noirs d’un demi-siècle d’échanges intellectuels, politiques et esthétiques
Sous le commissariat général d’Alicia Knock et associé d’Éva Barois De Caevel, Aurélien Bernard, Laure Chauvelot et Marie Siguier, l’exposition est organisée de manière chrono-thématique en 14 sections. Elle s’ouvre sur le « Paris panafricain » de la fin des années 1940 aux décolonisations, où la capitale, après avoir été le foyer des penseurs de la négritude avant-guerre, devient celui de Présence Africaine. D’abord journal puis mouvement artistique, intellectuel et politique fondé par le sénégalais Alioune Diop, Présence Africaine organise dès 1956 à la Sorbonne le premier Congrès des écrivains et artistes noirs. Comme l’éclaire le documentaire Afrique-sur-Seine de 1955 , la ville est alors un lieu de rencontres et d’échanges entre des artistes noirs issus pour certains des colonies françaises en Afrique, des pays d’Afrique qui ne sont pas des colonies françaises, et d’autres artistes en provenance des États-Unis, de la Caraïbe et d’Amérique du Sud. Autrement dit, ces espaces que Paul Gilroy nommait en 1993 l’« Atlantique noir » auquel l’exposition fait explicitement référence. Après un premier détour par l’œuvre d’Édouard Glissant, l’exposition met en lumière la place de « Paris comme école » pour les artistes noirs dans les années 1940 à 1960. Entre les musées de beaux-arts, les écoles, les académies, et les galeries d’art contemporain, les artistes se forment, s’abreuvent et s’inspirent des œuvres des grands maîtres occidentaux tout comme ils redécouvrent les arts d’Afrique au Musée de l’Homme et au Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie mais également à travers l’œil de grands artistes européens qui s’en sont inspirés. Ces premiers volets laissent place à deux sections dédiées à des mouvements artistiques. Aux « Surréalismes afro-atlantiques » d’abord, autour du travail de l’artiste cubain Wilfredo Lam. Au courant américain de l’expressionnisme abstrait des années 1950 ensuite (« Le saut dans l’abstraction »), dont la parenté au jazz, longtemps ignorée si ce n’est masquée, est rétablie par les commissaires. La section « Paris Dakar Lagos » est plus complexe à comprendre, car elle donne à voir les reconfigurations de la création artistique et de ses foyers après les décolonisations.
KANE, Jacques Mélo, SARR, Mamadou, VIEYRA, Paulin Soumanou, CARISTAN, Robert, Afrique-sur-Seine, 1955, 16 mm, 21 mins.
GILROY, Paul, L’Atlantique noir : modernité et double conscience, Paris, Éditions Amsterdam, 2017, 384 p., traduit de The Black Atlantic: Modernity and Double Consciousness, Cambridge, Harvard University Press, 1993. Par ce concept, Paul Gilroy désigne un espace relationnel composé des circulations d’individus et d’idées entre Europe, Afrique et Amérique et né de ce qu’il appelle la « terreur de l’esclavage ».
Après une section dédiée aux « Solidarités révolutionnaires » entre artistes dans des années 1960 tiraillées entre guerres de décolonisations, protestations politiques du « Tiers-monde » et lutte pour les droits civiques des Afro-Américains, « Jazz – Free jazz » se penche sur l’influence de ces genres musicaux (le free jazz étant né dans les années 1960) et sur les processus de création des artistes noirs. « Retours vers l’Afrique » est difficile à suivre en embrassant d’un même élan plusieurs mouvements artistiques nés en Afrique entre 1950 et 1970. Face à une volonté de trop en dire en trop peu de mots, il s’avère difficile de distinguer précisément ce que sont ces différents courants et quels liens ils entretiennent entre eux et avec Paris. Focalisée sur des artistes abstraites afro-américaines venues en France enrichir leurs recherches esthétiques dans les années 1980, la section « Nouvelles abstractions » laisse ensuite place à « Affirmations de soi », un volet dédié aux réponses apportées par les artistes noirs évoluant à Paris à la montée des tensions xénophobes et racistes des années 1970-1980. « Rites et mémoires de l’esclavage » évoque l’émergence d’une relecture critique de l’esclavage et de la colonisation à partir des années 1970, incarnée surtout par la création dans les années 1980 de premiers événements culturels et expositions permettant l’expression de voix contestaraires tels le festival Africolor. Enfin, après « Syncrétismes parisiens » qui revient sur l’héritage de Jean-Michel Basquiat et la réappropriation par les artistes de déchets de la société de consommation et de pratiques artistiques de rue comme le graffiti au service d’une intention spirituelle, l’exposition se conclut sur la mise en lumière des « Nouveaux lieux du Paris noir » associations et événements plutôt qu’institutions qui mettent en valeur le travail des artistes noirs des années 1980-1990 autant qu’elles suscitent et stimulent les échanges transatlantiques.
Le free jazz fut fondé sur l’idée d’un rejet des normes traditionnelles du jazz (mélodie, trame harmonique, tempo régulier) laissant place à une improvisation intégralement libre, censée revenir à l’essence originelle du jazz.
Une démarche ambitieuse et ses partis pris
Fruit d’un considérable travail de recherche présenté par Alicia Knock comme un « défi historiographique et matériel » en raison de « l’invisibilisation des artistes, la dispersion, voire la disparition de leurs œuvres à travers plusieurs continents » et surtout « les lacunes éditoriales et de recherche » autour de leur travail, Paris noir est autant un éloge et une démonstration de la puissance transformatrice de la recherche qu’un appel à la poursuivre. D’abord, l’exposition, qui entend « retrace(r), pour la première fois dans une institution nationale française, cinquante ans d’émancipation et d’expression artistique à Paris », est extrêmement ambitieuse. Elle couvre une période très large et inclut les travaux d’un grand nombre d’artistes, eux-mêmes inscrits dans des problématiques à la fois vastes et complexes à appréhender et entretenant un lien personnel à Paris et à l’histoire française plus ou moins ténu. L’exposition donne à voir l’étendue du sujet. Son ambition invite à investir massivement ce champ de recherche. Malheureusement, la profusion a pour contrepartie une certaine confusion et peut-être un sentiment de frustration pour qui découvrirait l’ensemble des thèmes abordés.
KNOCK Alicia, Introduction, p.11 dansKNOCK Alicia (dir.), Paris Noir 1950-2000, Circulations artistiques et luttes anticoloniales (catalogue de l’exposition), Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2025, 320 p.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
Quoique centrale, Paris n’est pas le prisme exclusif de l’exposition. Celle-ci ne se contente pas de présenter des œuvres d’artistes ayant entretenu un lien au contexte colonial ou migratoire français per se. L’objet étant plutôt d’étudier la place de ceux-ci dans des réseaux artistiques et intellectuels transnationaux touchant aux histoires politiques de nombre de pays, Paris ressort d’abord comme un cadre géographique où s’incarnent ces échanges internationaux. Les œuvres, les artistes ou les thèmes comme le racisme, le panafricanisme, l’histoire coloniale et postcoloniale sont abordés dans une perspective internationale, Paris ayant favorisé un contexte propice à cette internationalisation. Lieu d’une installation durable pour les uns ou de passage pour les autres, Paris fut aussi choisie par les commissaires comme un repère familier pour un public confronté à une quantité impressionnante d’informations nouvelles et fondamentales. Plus encore que toute autre exposition, Paris noir doit ménager la part du connu dans l’inconnu, celui-ci étant multidimensionnel (artistes, œuvres, courants artistiques et intellectuels, contextes historiques et politiques).
Malheureusement, le fil d’Ariane déroulé par Paris s’étiole trop intensément dans certaines sections de la seconde partie de l’exposition, laissant le visiteur sans repères. L’exposition reflète adéquatement comment Paris perd son statut et son importance dans cette histoire en raison des indépendances africaines. Des indépendances qui s’accompagnent de l’émergence de nouveaux lieux de rencontres et de réflexions à Dakar, à Alger, à Lagos ou au Caire à partir des années 1960. On regrette toutefois que la ville n’ait pas fait l’objet d’un effort de traitement plus poussé de la part des commissaires à mesure précisément que sa place se tarissait. En effet, certaines sections font bien peu de références à Paris, rompant ainsi la promesse implicite d’accompagner le visiteur dans sa découverte. Peut-être aurait-il alors fallu ne pas centrer l’exposition sur la capitale française, ou en dire moins, ou encore expliciter davantage la marginalisation progressive de la place de Paris.
Contrepartie négative de l’ambition panoramique des commissaires, pareil arrangement de l’exposition invite en effet machinalement le visiteur à considérer les œuvres qui lui sont présentées comme autant de témoignages, d’incarnations ou d’ambassadrices des contextes, des périodes et des combats politiques dans lesquels elles ont été créées. On ne les appréciera donc pour leurs qualités esthétiques, techniques et intellectuelles seulement dans un second temps. Quoiqu’ayant opté pour ce prisme historique et thématique, l’exposition ne pousse pas jusqu’au bout sa logique pédagogique. Si on comprend que la médiation se limite à peu de texte – dans le souci peut-être que l’exposition ne soit pas indigeste et trop longue – on regrette qu’elle ne suffise pas à une compréhension approfondie des mutations observées et des trajectoires personnelles des artistes présentés. Conçu pour répondre à la frustration ressentie par le visiteur qui souhaiterait aller plus loin, le catalogue de l’exposition – plus de 300 pages – prouve combien celle-ci ne se joue en réalité pas vraiment durant le temps de la visite. Extrêmement nourri, érudit, revenant sur chacun des artistes exposés et construit à partir des apports critiques des plus grands noms internationaux de la recherche en histoire de l’art postcoloniale, l’ouvrage est néanmoins difficile d’accès pour un grand public peu familier du sujet. Ce dernier satisfera plutôt sa curiosité à l’aide des contenus en ligne sur le site du Centre Pompidou et particulièrement des podcasts. Car Paris noir est une exposition à laquelle on a besoin de revenir, c’est certain. Sans doute par la création de nouvelles expositions et projets qui prolongeront, enrichiront ou au contraire contesteront la démarche, les choix et les conclusions de Paris noir. Les commissaires esquissent en tous cas de nombreuses pistes, notamment celles visant à « révéler l’apport décisif de l’Afrique et des circulations afro-diasporiques aux innovations culturelles – apport du jazz dans l’abstraction, rôle de l’art classique africain dans les avant-gardes européennes – en France comme à l’international ».
Ibid., pp. 22-23.
Inscrire Paris noir dans l’histoire des expositions françaises
En mettant en lumière ces artistes et ces courants contemporains, Paris noir invite ainsi à poursuivre autant qu’elle poursuit elle-même « cette réécriture transationale » de l’histoire de l’art postcoloniale. Inédite par son approche transversale de tous les artistes noirs, l’exposition investit un angle mort et apporte ainsi une nouvelle pierre à un édifice historiographique et esthétique majoritairement porté jusqu’ici par le Musée du quai Branly. En France, la réflexion postcoloniale ne démarre dans les musées qu’à partir des années 1980 et plus particulièrement depuis 1989 avec la concomitance de Magiciens de la Terre au Musée national d’art moderne (en réponse à Primitivism au MoMA en 1984) et, très différemment, de Révolution Française sous les tropiques au Musée National des Arts d’Afrique et d’Océanie lors du Bicentenaire de la Révolution française. Paris noir rappelle cette dernière, en exposant l’œuvre d’Ousmane Sow Marianne et les révolutionnaires. Si l’espoir que le Centre Pompidou prenne ces questions à bras-le-corps s’étiole rapidement, le Musée National des Arts Africains et Océaniens, repris par le commissaire de Magiciens de la Terre Jean-Hubert Martin à partir de 1994, témoigne par la création de sa Galerie des Cinq Continents d’une volonté de s’intéresser aux artistes contemporains non-occidentaux en général (et non seulement africains).
Ibid., p. 15.
Cette tentative vacille toutefois promptement avec la décision en 1995 par Jacques Chirac de fermer ce musée pour donner naissance, à partir de ses collections et de celles du Musée de l’Homme, au futur Musée du quai Branly. Inauguré en 2006 autant comme institution à la fois culturelle et dédiée à la recherche avec sa revue Gradhiva, le quai Branly accorda une place progressive au postcolonial dans ses travaux. Ceux-ci envisagèrent ces enjeux principalement selon trois volets : dépasser le primitivisme et l’essentialisation dans la manière dont historiens de l’art et conservateurs regardent et exposent les arts africains anciens d’une part ; adopter une même approche critique pour faire une place et exposer sans fantasme la création contemporaine africaine ensuite ; éclairer le rôle de l’art dans les indépendances des colonies françaises en Afrique en mettant en lumière tant les bouleversements antérieurs qu’immédiatement postérieurs aux indépendances enfin. Le troisième axe donna naissance entre autres aux expositions Présence Africaine – une tribune, un mouvement, un réseau (2010) et Dakar 66 – Chroniques d’un festival panafricain (2016) ou plus récemment à Senghor et les arts : réinventer l’universel (2023), tandis qu’on mentionnera par exemple pour le second Ex Africa – Présences africaines dans l’art d’aujourd’hui (2021). Quoique fondamentaux, ces axes n’étaient pas suffisamment larges pour inclure le travail des artistes noirs étudiés ici dans Paris noir.
Par rapport à ces enjeux ainsi portés également par les expositions Dakar 66 et Présence Africaine, on pourra se référer à Gradhiva, n°10, 2009, numéro intitulé « Présence Africaine. Les conditions noires : une généalogie des discours ».
En raison du découpage – que l’on pourrait qualifier d’« éclatement » – institutionnel qui répartit thématiquement, géographiquement et chronologiquement parfois les différents sujets entre les grands musées parisiens, un projet intrinsèquement transversal et transnational comme celui de Paris noir aurait difficilement pu s’insérer dans la programmation des institutions existantes. L’exposer au Musée du quai Branly aurait semblé contribuer à estampiller comme « étrangers » des artistes noirs pourtant Français. Quoique lui aussi pleinement engagé sur les enjeux postcoloniaux dont témoignent notamment les travaux de Maureen Murphy, le Musée national de l’histoire de l’immigration aurait quant à lui, a contrario, dû empiéter sur le terrain du musée du quai Branly en couvrant simultanément artistes noirs français et étrangers. Bien que le musée se soit déjà prêté à l’exercice en organisant en 2022 l’exposition Paris et nulle part ailleurs, portant sur des artistes étrangers ayant créé dans la capitale entre 1945 et 1972, l’accueil de Paris noir en son sein aurait présenté une autre difficulté : celle de contribuer à renvoyer malgré elle, dans la perception du public, tous les artistes noirs au statut d’« immigré », impropre pour qualifier la très grande majorité d’entre eux et sans véritable pertinence dans l’exposition. C’est dire combien l’éclatement institutionnel existant en France s’avère peu favorable à l’accueil d’une exposition intrinsèquement transversale comme Paris noir. Qu’elle ait été créée par le Centre Pompidou – quoique le Mucem (Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée) ait marqué un grand coup en interrogeant Une autre histoire du monde en 2023 et eut été un candidat potentiel – palliait cette fragmentation. Institution généraliste s’il en est, puisque bornée chronologiquement et non – en théorie – géographiquement ou thématiquement, le Musée national d’art moderne offrait un cadre particulièrement propice à Paris noir. Il se calquait ainsi, sûrement malgré lui, sur le choix opéré en 2024 par Paris Musées d’accueillir au sein du Musée d’art moderne au Trocadéro l’exposition Présences Arabes. Étudiant, dans une perspective nettement plus militante, la place de Paris dans les trajectoires des artistes arabes au XXe siècle, Présences Arabes constituait le pendant de Paris noir vis-à-vis d’une autre catégorie d’artistes eux aussi trop longtemps délaissés par les grandes institutions de l’art contemporain et renvoyés à ses marges. En cause ? La même rémanence d’une hiérarchie coloniale des arts et des hommes qui attribuait à leurs œuvres une moindre valeur esthétique et un degré d’originalité inférieur à celui de l’art occidental.
Paris noir au Centre Pompidou : un tournant dans l’histoire de l’art contemporain
Au-delà de ces considérations pratico-pratiques nécessitant que cette exposition soit créée par une institution apte à héberger un sujet si transversal, que le Centre Pompidou organise aujourd’hui Paris noir atteste d’une rupture historique, épistémologique et in fine politique fondamentale déjà bien engagée dans les pays anglo-saxons, mais qui tardait en France. Le Musée d’art moderne est voué à accueillir l’excellence de l’art contemporain en général. A priori non circonscrite par des frontières géographiques, nationales ou politiques, cette création originale y fut toutefois considérée pendant des décennies comme l’apanage des artistes issus du monde occidental. En éclairant le travail des artistes noirs mais, plus encore, en restituant la nature de leurs apports à l’histoire de l’art, Paris noir contribue alors à battre en brèche des conceptions datées, ancrées dans le racisme et le colonialisme. Ce, en prouvant que ces artistes ont été à la source de mouvements et d’influences, et ne se sont pas limités à s’inspirer – voire, selon des stéréotypes anciens, à copier – des artistes européens et anglo-saxons. Si l’on peut regretter que l’exposition contribue, en s’en tenant aux seuls artistes noirs, à faire exister d’un côté une catégorisation par la couleur de peau qu’elle combat de l’autre, sans éclairer les échanges de ceux-ci avec d’autres artistes, elle constitue toutefois bien une nouvelle étape vers une pleine intronisation des artistes noirs et de leurs œuvres au sein des plus hautes valeurs de l’art moderne et contemporain. En les présentant en son temple, le Centre Pompidou estampille ces artistes et leurs œuvres du sceau des plus hauts intérêts et légitimités esthétique, artistique, intellectuelle et historique : ils entrent dans l’histoire de l’art contemporain en général, sans que leur travail ne reste cantonné aux seuls musées spécialisés.
Propulsant en plein jour un sujet jusqu’ici étudié de manière « souvent souterraine » et étape importante de son décloisonnement, Paris noir appelle ainsi à son propre dépassement. Afin que les artistes noirs du XXe siècle prennent pleinement place au sein de l’histoire de l’art contemporain, il faut à l’avenir que des experts tiennent des expositions qui ne prendraient plus pour critère de catégorisation la couleur de peau ou l’origine des artistes, mais éclaireraient au contraire la part de leurs œuvres dans les différents courants esthétiques existants. De telles expositions, construites autour d’une idée, d’une technique ou d’une inspiration commune, permettraient de présenter côte à côte, autant en dialogue qu’en confrontation, les œuvres des artistes discriminés de jadis et celles des artistes déjà institutionnalisés et légitimés. Une telle juxtaposition installerait aux yeux de tous l’égalité en intérêt esthétique et intellectuel des œuvres présentées, dès lors également dignes et légitimes d’influencer le goût du public. Institution d’art contemporain de premier plan mondial, le Musée national d’art moderne détient une puissance performative tant sur l’écriture-même de l’histoire de l’art contemporain que sur son corollaire : l’évolution des valeurs sur le marché de l’art. En d’autres termes, ses choix de programmation ont le pouvoir considérable de transformer simultanément les normes de goûts et les valeurs esthétique, intellectuelle et marchande d’œuvres, d’artistes et de courants artistiques entiers. Plus qu’une reconnaissance, le fait d’être exposé au Centre Pompidou, voire demain d’être acquis par le Musée national d’art moderne, constitue une légitimation qui signale à tous les acteurs de l’art contemporain mondial, dont le public, que ce qui leur est désormais présenté est au plus haut point digne d’être admiré, collectionné et étudié dans toute sa complexité. La rétrospective dédiée en 2017 à l’artiste Fahrelnissa Zeid à la Tate Modern de Londres, alors dirigée par Chris Dercon, illustre parfaitement ce pouvoir dont jouissent les grands musées – la cote de l’artiste ayant bondi sur le marché de l’art après l’intronisation que constitua cette exposition pour une artiste majeure alors largement inconnue en Europe et dans le monde anglo-saxon. En 1989 déjà, Magiciens de la Terre avait contribué à la hausse des cotes de nombre des artistes qu’elle avait présentés, et fut précisément critiquée pour cela par des artistes qui se désolaient de n’avoir pas été sélectionnés par les commissaires .
Ibid. p.15.
Voir COHEN-SOLAL Annie (dir.), Magiciens de la Terre : Retour sur une exposition légendaire (catalogue d’exposition), Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2014.
Paris noir, manifeste d’intention du Centre Pompidou de 2030 ?
Que cette exposition soit l’une des toutes dernières du Centre avant sa fermeture totale pour cinq ans interroge plus largement sur la pérennité de la démarche. Paris noir constitue-t-elle un acte isolé à la manière de Magiciens de la Terre qui, en 1989, ouvrit une brèche dans l’histoire de Beaubourg qui se referma tout aussi rapidement ? Serait-ce, au contraire, un manifeste et une préfiguration de ce qu’entend être le Centre Pompidou des années 2030 : une institution qui se saisit de son rayonnement et de sa puissance épistémologique pour questionner, parfois contre elle-même et au moyen de la recherche, l’histoire de l’art contemporain et les modalités de son écriture au présent ? Par Paris noir, le Musée national d’art moderne parait nous signaler son ambition de faire partie de ces premiers de cordée mondiaux dans l’écriture, polyphonique et transnationale, de l’histoire de l’art postcoloniale. Si tel était le cas, on ne pourrait que saluer le courage d’une institution qui, désormais pleinement consciente de sa capacité d’influence, endosserait un regard critique pour questionner toujours plus loin ses propres fondements, repousser les frontières de l’art et du goût pour faire justice aux figures du passé en restituant à chacune sa juste place. Par cette démarche alliant recherche, réflexivité et conscience de sa capacité de transformation, le Centre Pompidou s’inscrirait ainsi pleinement comme nouvel élément de cet archipel muséal et universitaire français qui, du Musée du quai Branly au Musée national de l’histoire de l’immigration, permet progressivement au public d’appréhender dans toute leur complexité la colonisation et les traces qui en demeurent encore aujourd’hui. Pareille démarche correspondrait en tous cas à l’excellence attendue d’un grand musée public, sensible aux enjeux de son temps et prêt à endosser la responsabilité qui lui incombe vis-à-vis de la société française, aujourd’hui profondément atteinte par ces enjeux. En guise d’avant-goût, on suivra de près les choix de programmation effectués par Laurent Le Bon au Grand Palais dans les années à venir.
Dans une telle posture, le Musée national d’art moderne renouerait en tous cas non seulement avec Magiciens de la Terre, mais avec les trois grandes expositions par laquelle il fut inauguré entre 1977 et 1980. Explorant, en pleine guerre froide, les liens artistiques de Paris à New-York , à Berlin – capitale allemande alors divisée entre les deux blocs – puis à Moscou, le Centre Pompidou témoignait alors d’une ambition géopolitique qui dépassait très largement les frontières de l’art. En étudiant les répercussions du fait colonial sur la scène française mais aussi plus généralement de manière transversale en dépassant la seule considération des contextes historiques et politiques français, Beaubourg s’inscrirait aussi dans une entreprise intrinsèquement internationale de réécriture de l’histoire de l’art à l’aune d’une exigence croissante de justice et de représentation. Celle-ci ayant été portée jusqu’ici majoritairement par ses paires anglo-saxonnes dont certaines sont aujourd’hui attaquées par le gouvernement du président Trump aux États-Unis, le Centre Pompidou revêt désormais une importance mondiale en cherchant à éclairer activement à son tour des vérités jusqu’à présent éclipsées, inconnues, méprisées, voire sciemment occultées parce que douloureuses. Parce que faire acte de reconnaissance d’injustices du passé répare également dans le présent et assainit les fondations sur lesquelles construire l’avenir, Paris noir ne sert pas seulement la représentation des artistes noirs d’hier dans l’histoire de l’art, mais constitue un pas majeur dans la capacité des musées à mieux s’adresser à tous. Une institution qui sort ainsi de sa réserve pour éclairer de son savoir des questions douloureuses, c’est la promesse d’un surcroit et d’une diversification de public en raison d’un regain de sens. Espérons en retour que l’admiration et la découverte de ces artistes, de leurs œuvres et de leurs combats encourageront des vocations scientifiques et artistiques chez nombre de ces jeunes adolescents qui arpentent aujourd’hui les galeries de Paris noir. Ce sont eux qui, demain, poursuivront l’écriture de ce passé complexe et construiront l’avenir.
Paris-New York (1er juin – 19 septembre 1977).
Paris-Berlin (12 juillet – 6 novembre 1978).
Paris-Moscou (31 mai – 5 novembre 1979).
Bibliographie, filmographie, références muséales
COHEN-SOLAL Annie (dir.), Magiciens de la Terre : Retour sur une exposition légendaire (catalogue d’exposition), Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2014
FRIOUX-SALGAS Sarah (dir), « Présence africaine. Les conditions noires : une généalogie des discours », Gradhiva, n° 10, 2009, 240 p.
GILROY, Paul, L’Atlantique noir : modernité et double conscience, Paris, Éditions Amsterdam, 2017, 384 p.
GILROY Paul, The Black Atlantic: Modernity and Double Consciousness, Cambridge, Harvard University Press, 1993, 280 p.
KANE Jacques Mélo, SARR Mamadou, VIEYRA Paulin Soumanou, CARISTAN Robert, Afrique-sur-Seine, 1955, 16 mm, 21 mins.
KNOCK Alicia (dir.), Paris Noir 1950-2000, Circulations artistiques et luttes anticoloniales (catalogue de l’exposition), Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2025, 320 p.
Pour citer cet article
Valentine Truchard, « Paris Noir : Circulations artistiques et luttes anticoloniales, 1950-2000, une exposition au Centre Pompidou », RevueAlarmer, mis en ligne le 16 juin 2025, https://revue.alarmer.org/paris-noir-une-exposition-au-centre-pompidou/