02.01.22 Lettre d’information de janvier 2022

En ces temps où l’histoire est instrumentalisée de toutes parts, plusieurs articles nous rappellent l’importance d’une étude critique des sources pour interpréter le passé. A fortiori s’agissant de racisme. En examinant des textes de loi relatifs à la vie des esclaves dans les colonies et en métropole au XVIIIe siècle, Éric Mesnard et Shandiva Banerjee déjouent les pièges des lectures « à la lettre », ouvrant autant de pistes pour enseigner ces sujets complexes, au lycée comme à l’université.

Dans un article dédié à la mémoire du grand historien récemment disparu Marcel Dorigny, Éric Mesnard, analyse différents articles du Code Noir au prisme des recherches les plus récentes. Il illustre ainsi de quelle manière « la mise en relation d’extraits du Code Noir avec d’autres sources devrait permettre de comprendre l’importance et les limites d’un texte juridique isolé qui, rédigé sous le règne de Louis XIV, resté en vigueur jusqu’en 1848, est devenu le symbole de la monstruosité de l’esclavagisme colonial ». Pour sa part, Shandiva Banerjee présente La Déclaration pour la police des noirs de 1777, tentative du pouvoir royal français de contrôler et limiter la mobilité des esclaves depuis les colonies vers la métropole qui acte la création de « dépôts » des Noirs. En cherchant à encadrer la mobilité des personnes réputées non-blanches de part et d’autre des océans, la Déclaration de 1777, souvent mise en échec dans son application, est l’expression de la volonté des élites coloniales de garder le contrôle sur la main d’œuvre servile. Elle est aussi une tentative de réponse préventive et répressive au désir d’émancipation que produit le séjour en métropole sur les Noirs des colonies.

C’est également à l’exercice d’un regard critique, en l’occurrence sur des sources iconographiques, que nous convient Carole Reynaud-Paligot et Sebastian Jung. La première, autrice d’une étude sur L’Ecole aux colonies entre mission civilisatrice et racialisation 1816-1940  en 2020 aux Editions Champ-Vallon, analyse en détail une carte postale de 1906, cliché d’anthologie en ce qu’il célèbre les vertus d’une France coloniale et civilisatrice. C’est d’un autre type de photographie, l’exécution d’une famille juive sur le front de l’Est en 1941, qu’est partie Wendy Lower dans son livre The Ravine: A Family, a Photograph, a Holocaust Massacre Revealed, paru en anglais en 2021 et à paraître en français en 2022. Retraçant, pas à pas et sources après sources, l’enquête de l’historienne, Sebastian Jung estime que l’ouvrage « offre une méthodologie essentielle sur l’usage de la photographie dans l’histoire de la Shoah, qu’elle soit objet de recherche ou objet d’enseignement ». 

Si le racisme se déploie, dans le passé, moyennant des instruments juridiques visant à pérenniser la discrimination et l’oppression, il se perpétue, une fois établi le principe de l’égalité de tous devant la loi, par des pratiques sociales, culturelles et langagières parfois difficiles à documenter. Dominique Chathuant attire notre attention sur une modalité peu étudiée : les procédés rhétoriques jouant sur l’implicite – qui nous renvoie au récent « QUI » inquisiteur et antisémite dans des manifestations de l’été 2021 – et les allusions visant à déclencher un « rire de connivence ». En retraçant la genèse de l’expression « Et le nègre continue », l’historien met à jour les ressorts d’une expression sarcastique et discrètement raciste et ses espaces de circulation (presse, chambre des députés).

Si la méthode critique des sciences sociales est indispensable pour déconstruire les hostilités identitaires, la fiction n’en constitue pas moins une forme de chemin vers la connaissance.  « Les histoire d’amour finissent mal… en général ». Mais elles peuvent aussi engendrer une résistance à l’oppression. Dans Les Prophètes, roman de Robert Jones Jr, l’amour entre deux hommes esclaves apparaît comme un défi au système de pouvoir en vigueur dans la plantation. Dans la lecture qu’elle nous en propose, Domitille de Gavriloff offre notamment au lecteur une réflexion très pertinente sur le concept de « mort sociale » théorisée par Orlando Patterson. Autre univers fictionnel, cent ans plus tard : Delta Blues du romancier français Julien Delmaire. Dans ce même Sud des États-Unis, dans le Mississipi, l’histoire d’amour se déploie en même temps que le blues prend son envol. Manuel Bocquier souligne tout l’apport d’un récit qui met en exergue le rôle de la musique, vecteur d’émancipation, dans le quotidien de populations réglé par la routine et l’oppression de la ségrégation raciale.

Deux textes, sous la plume respectivement de Dominique Chathuant et François-René Julliard sont consacrés à la lecture critique d’une bande dessinée et d’un roman de littérature jeunesse qui ont en commun la volonté de donner à voir des parcours hors normes entourés de légendes – et de s’accommoder avec elles. D’un côté, une bande dessinée consacrée à Severiano de Heredia, homme politique d’origine cubaine,  premier président du Conseil municipal non blanc de Paris, sorti de l’oubli depuis une dizaine d’années grâce au travail notamment de l’historien Paul Estrade. De l’autre, un roman jeunesse un peu consensuel consacré à Cassius Clay devenu Mohamed Ali, boxeur qui n’avait lui rien de consensuel dans les États-Unis des années 1960 – jamais tombé dans l’oubli, mais objet d’appropriations multiples.

Enfin, au croisement du témoignage et de la fiction, le roman Le Visage de pierre de William Gardner Smith, publié en français à l’automne 2021, nous plonge dans la complexité de l’histoire politique et culturelle de la France des années soixante. Comme le montre Neil MacMaster, Gardner Smith, en s’appuyant sur sa propre expérience,  met à jour les multiples facettes de Paris pendant la guerre d’Algérie : a priori accueillante pour les intellectuels et musiciens noirs américains tels que Richard Wright, James Baldwin, Chester Himes, Miles Davis ou Dizzy Gillespie, mais aussi répressive, raciste et meurtrière à l’égard des Algériens, notamment au cours de l’automne 1961.  L’auteur-protagoniste prend au fil du récit conscience des différentes formes historiques de racisme – lui qui avait connu dans sa chair le racisme dans les rues de Philadelphie : de l’antisémitisme, dont sa petite amie est victime, à l’oppression coloniale des Nord-Africains à la Goutte d’or ou dans le Quartier-Latin. Tout en montrant l’absence de solidarité entre les « parias » d’ici et de là-bas, William Gardner Smith insiste, écrit Neil McMaster, « sur la nécessité à la fois de reconnaître les multiples formes et oripeaux du racisme, mais aussi sur la dénonciation solidaire de tous les racismes ».

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