14.07.21 Sulle tracce di una mitografia italiana della razza nella rincorsa coloniale, un livre de Salvatore Rigione

Parler de « race » et de racisme dans le contexte colonial italien suppose, encore aujourd’hui, de battre en brèche l’idée répandue selon laquelle il n’existerait pas une forme de racisme spécifiquement italien. Bien que cela fasse maintenant trente ans – au moins depuis les publications d’Alberto Burgio au milieu des années 1990 – que l’étude des racismes italiens, dans leurs variantes antisémites, anti-tziganes et coloniales, est au centre d’excellentes et de nombreuses publications. Un tel déni est généralement attribué à un processus de « refoulement collectif » consécutif à la Seconde Guerre mondiale. Tant l’expansionnisme colonial que l’antisémitisme sont respectivement attribués, dans l’Italie républicaine, au régime fasciste et à l’alliance avec l’Allemagne nazie, échappatoire facile au sentiment de culpabilité que de telles horreurs provoquent dans l’opinion publique.

Il est fait référence ici, parmi beaucoup d’autres, à BURGIO, A. (1999) Nel nome della razza. Il razzismo nella storia d’Italia (1870-1945), Bologna, Il Mulino et CENTRO FURIO JESI (éd.) La menzogna della razza: documenti e immagini del razzismo e dell’antisemitismo fascista, Bologna, Grafis.

Voir DEL BOCA, A. (1992) L’Africa nella coscienza degli italiani. Miti, memorie, errori, sconfitte, Rome-Bari, Laterza ; DEL BOCA, A. (2009) Italiani brava gente?, Venise, NeriPozza; LABANCA, N. (2000) Imperi immaginati. Recenti cultural studies sul colonialismo italiano, en «Studi Piacentini», 28, 145-168; PROGLIO, G. (2018) L’Italia e il passato coloniale. Riflessioni e considerazioni a margine del dibattito storiografico, en «Memoria e ricerca», LVII, 1, 113-132.

Salvatore Rigione, Sulle tracce di une mitografia italiana della razza nella rincorsa coloniale, (Sur les traces d’une mythographie italienne de la race dans la compétition coloniale), Edizioni ETS, Pise, 2020.

C’est pourquoi il faut saluer, à double titre, la parution de l’ouvrage de Salvatore Rigione Sulle tracce di una mitografia italiana della razza nella rincorsa coloniale (Sur les traces d’une mythographie italienne de la race dans la compétition coloniale) publié par l’éditeur ETS de Pise. Dans cette étude récente, l’auteur met à profit sa formation de psychologue et de spécialiste des prisons italiennes, ainsi que sa connaissance approfondie de l’histoire de la pensée politique et scientifique italienne de la seconde moitié du XIXe siècle pour accompagner le lecteur dans un examen détaillé des textes clés de la production relative aux questions de « race » de l’Italie pré- et post-unification. Combinant sensibilité philosophique avec raisonnement philologique, Rigione réussit à restituer dans toute sa complexité la constellation de théories et de pratiques qui légitimeront l’expansion coloniale comme les discours des biologistes les plus délirants de la fin des années trente.

En concentrant son attention sur l’élan colonial, c’est-à-dire sur les moments précédant le début de l’expérience coloniale italienne, l’auteur parvient à insérer son discours dans un vaste débat national et international concernant la formation de l’italianité. Dans cette perspective, la dette à l’égard des études devenues classiques d’Alberto Mario Banti, Francesco Cassata ou Silvana Patriarca devient plus évidente, sans rien enlever à l’originalité du livre. Car il s’agit d’un sujet nouveau : les contributions qui ont traité du racisme avant et après l’unification se comptent en effet sur les doigts d’une main. Mais surtout, presque personne n’avait jusqu’à présent réussi à maintenir ensemble les différentes facettes du racisme italien, en partant de l’objet de leurs théories. En bref, à ce jour, les études sur le racisme se sont généralement concentrées sur une seule de ses manifestations : études sur l’antitziganisme, l’antisémitisme ou le racisme colonial. L’originalité de ce texte, en somme, est d’avoir réussi à condenser en un seul discours ces trois éléments.

Un autre texte de grand intérêt dans ce sens est le récent BARSOTTI, E.M. (2021) At the Roots of Italian Identity: ‘Race’ and ‘Nation’ in the Italian Risorgimento, Londres, Routledge.

Le début de l’expansion coloniale italienne se situe dans les années 1880 avec l’acquisition de la baie d’Assab par l’État italien en 1882. La première colonie officielle sera l’Érythrée, fondée en 1890.

Voir BANTI, A.M. (2011) Sublime madre nostra. La nazione italiana dal Risorgimento al fascismo, Rome-Bari, Laterza ; CASSATA, F. (2011) Building the New Man: Eugenics, Racial Sciences and Genetics in Twentieth-Century Italy, Budapest, Central European University Press ; PATRIARCA, S. (2010) Italianità. La costruzione del carattere nazionale, Rome-Bari, Laterza.

Du point de vue de sa structure, le livre est divisé chronologiquement en deux parties distinctes mais en dialogue constant l’une avec l’autre. Le tournant identifié par Rigione est celui du processus d’unification et, en particulier, de la proclamation du Royaume d’Italie. Ainsi, dans la première partie, nous trouvons une reconstruction précise de « l’idée de nation du Risorgimento » chez deux célèbres pères de la patrie italienne, Pasquale Stanislao Mancini et Giuseppe Mazzini. La nécessaire et rigoureuse contextualisation n’empêche pas l’auteur d’observer de manière critique les prétentions souvent excessives à la grandeur de la stirpe italica (race italique) présentes dans les textes examinés. C’est le cas, en particulier, de certaines pages de Mazzini faisant l’éloge de la « troisième Rome » ou de la primauté italienne en Méditerranée, qui ont ensuite été dûment radicalisées et exploitées par une certaine presse, ce que l’auteur développe dans le chapitre consacré à l’appropriation fasciste du message de Mazzini.
Mais nous n’en sommes qu’au début : et voilà que d’autres protagonistes du panthéon du Risorgimento défilent devant le lecteur, pour une fois réduits au rôle peu louable de partisans de l’expansion coloniale et de la suprématie des Blancs. Tout d’abord Vincenzo Gioberti, dont l’inspiration catholique néo-guelfe trouve ici un terrain fertile dans une vision « bio-géopolitique » de la primauté des races blanches-caucasiennes ; ensuite, la pensée de Cesare Balbo est relue à travers sa vision très particulière du caractère « industrieux » de la race européenne ; enfin, la « primauté italienne de la Méditerranée » revendiquée par le moins connu, mais non moins influent, Luigi di Campo Fregoso . Et c’est sur la base des théories de ce militaire de haut rang que l’on voit le glissement qui s’opèrent de la nation vers la « race ». Non plus, nation sans État, mais État composé de plusieurs « races ». En effet, la présence sur le sol national d’une si grande variété de physionomies et de traits somatiques rend illusoire toute identification a priori d’une race italienne.

 Figure centrale de l’Italie post-unification, Pasquale Stanislao Mancini (1817-1888) était un juriste et un homme politique de premier plan de la Gauche historique. Il est célèbre pour son discours «Della nazionalità come fondamento del diritto delle genti», prononcé à Turin en 1851.

 Soldat de carrière, Luigi di Campo Fregoso a lié son nom à sa ville natale de Terni, en Ombrie, à laquelle il a consacré une grande partie de ses écrits.

Pour documenter cette période, le corpus considéré par Rigione est multiforme : il ne s’agit pas seulement de textes à caractère politique (discours, articles, pamphlets, etc.), mais aussi d’essais scientifiques, d’articles, de conférences académiques. On notera quelques explorations notables du monde parlementaire, avec en particulier la question du « fédéralisme racial » dans le chapitre consacré au député républicain Giovanni Bovio. Les protagonistes de cette nouvelle phase seront les philosophes et les anthropologues, d’où l’importance consacrée à ces derniers en particulier.

Partant du débat autour des théories antiracistes du célèbre sociologue polonais naturalisé français Jean Finot, Rigione met le lecteur en contact avec le caractère explosif du discours scientifique de la fin du siècle, un discours soutenu par des figures telles que Mantegazza, Morselli ou Lombroso. L’ensemble de ces débats confirme la grande diversité des traditions intellectuelles influentes dans l’Italie d’alors dont ne rend pas compte la simple étiquette de « positivisme ». Les auteurs pris en considération pour cette partie peuvent difficilement être réduits au rang exclusif de scientifiques, ayant eu une influence sans précédent – et probablement jamais réitérée depuis, si l’on exclut le récent retour sur le devant de la scène médiatique des médecins et des scientifiques en liaison avec la crise sanitaire actuelle – sur la culture et la société nationales.


« Crânes de criminelles italiennes », collection de Cesare Lombroso.

En somme, si l’essai s’ouvre sur Mazzini et sur les liens entre construction de l’idée d’Italie et de race italienne, il se referme sur Lombroso et sur la stabilisation progressive du racisme positiviste. Mais si le grand mérite du texte réside dans le choix de la période chronologique examinée, comme nous l’avons dit très peu étudiée, Rigione ne renonce pas à s’appuyer sur une solide bibliographie. Placée en fin de texte, la liste des ouvrages consultés représente une véritable mine pour les spécialistes du sujet. Si les notes de bas de page facilitent la lecture (aidées par un important index des noms), la trentaine de pages de bibliographie à la fin constituent une aide précieuse à la lecture et une source d’inspiration stimulante pour les recherches futures.

Mais au-delà du plaisir de la lecture, ce livre s’inscrit dans le débat international sur le racisme italien selon des perspectives fécondes. Tout d’abord, et comme nous l’avons déjà mentionné, il réussit à maintenir ensemble les différentes facettes de son objet de recherche, réalisant une synthèse fructueuse, jamais banale, mais capable de rendre compte de la complexité du racisme en tant qu’objet d’étude. Mais en y regardant de plus près, une autre question souvent sous-estimée est également mise en avant dans la recherche, celle de l’antiracisme, à laquelle Rigione consacre aussi quelques pages pionnières. Car en concentrant son attention sur le débat autour de la question de la « race », et non sur le concept de race stricto sensu, l’auteur parvient à faire émerger une figure presque inconnue même des spécialistes, celle du dreyfusiste Raniero Paulucci di Calboli.

En somme, tout le livre est traversé par cette intuition farouche : on ne peut pas parler de la « race » si ce n’est à travers ce qui a été dit sur la « race ». L’histoire des racistes italiens, de leurs pratiques et de leurs théories n’est rien d’autre que l’histoire des points d’émergence des singularités discursives qui constituent l’épine dorsale d’une pensée raciale informée qui, aujourd’hui encore, occupe silencieusement le discours politico-culturel italien : le racisme historique jouer le rôle du cadavre dans le placard des politiques migratoires conduites dans l’Italie actuelle. Et en suivant la piste de la mythographie italienne de la race, Rigione a ouvert la voie à d’autres explorations indispensables.

Pour citer cet article

Francesco Casales, « Sulle tracce di una mitografia italiana della razza nella rincorsa coloniale, un livre de Salvatore Rigione », RevueAlarmer, mis en ligne le 14 juillet 2021, https://revue.alarmer.org/sulle-tracce-di-una-mitografia-italiana-della-razza-nella-rincorsa-coloniale-un-livre-de-salvatore-rigione/

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